En attendant Nadeau

N° 222 – 3 juin 2025

 

Pasolini moraliste

par Hervé Joubert-Laurencin

 

Il était un clinicien des lettres autant que de l’âme et du monde. Un nouveau recueil de l’écrivain critique, Pier Paolo Pasolini, ouvre la danse des publications du cinquantenaire de sa mort ; il est publié avec soin par les très sérieuses et élégantes éditions de l’Institut culturel italien de Paris.

 

***

 

Pier Paolo Pasolini | Écrits sur la littérature italienne (1941-1974). Édition dirigée par Manuele Gragnolati et Andrea Agliozzo. Trad. de l’italien par Vincent d’Orlando. Cahiers de l’Hôtel de Gallifet, 300 p., 18 €

 

***

 

Rien n’est plus beau qu’une critique littéraire de Pasolini. Des plus heureuses, on conserve longtemps en mémoire l’entame. « Devrais-je le taire ? Trois ou quatre fois j’ai pleuré en lisant » ; « Cette maudite peur des autres ! » À l’inverse d’une formule accrocheuse, l’entame critique, chez Pasolini, « comme une épée hors du fourreau [1] », stoppe en nous quelque chose. L’entame lance une confusion réglée des temps et de l’entendement durant toute la lecture qui tient, pour cette raison, tout un secret introuvable en suspension périlleuse jusqu’au bout : grâce à l’entame, tout aura été clair dès le début, mais tout, aussi, est resté un temps obscur car avec elle nous venons d’entrer dans une histoire vraie – c’est-à-dire une légende – qui trouvera sa résolution bien avant la fin, quoique la clausule affirme au présent, et pour ne pas conclure : « encore une tragédie qui finit mais ne commence pas [2] ».

En somme, une critique littéraire de Pasolini est une narration bouclée mais non close, comme un cercle entrouvert, et un monde rejoué. À la question de la nécessité de ses entreprises de création, Pasolini répondait : « Vaincre ou mourir, il n’y a pas d’alternative. » Né fasciste par destin historique et géographique, il a détourné comme personne la rhétorique viriliste vers le pacifisme anti-patriarcal : aucun ennemi ne doit être abattu pour suivre cette maxime, c’est soi-même que l’on doit vaincre, en même temps que le monde, c’est-à-dire les remettre l’un et l’autre en jeu chaque jour, et à chaque intervention critique. Aussi, le caractère tranché des critiques littéraires de Pasolini, divisant sans hésitation entre les bons et les mauvais écrivains, est-il l’expression d’une sincérité primitive : ce n’est ni une technique de journaliste spécialisé ni un vice mondain.

Plusieurs fois, côte à côte devant des publics français, à la question : « Par quel livre nous conseillez-vous de découvrir Pasolini ? », Jean-Claude Biette et moi avons répondu instinctivement de concert : « Par Descriptions de descriptions ». De fait, quoique ce recueil ne couvre, principalement, que l’activité de critique littéraire de Pasolini des deux années 1973 et 1974, celle-ci est si centrale, elle est si pleine de toute son œuvre, c’est tellement là qu’il est lui-même, que la période importe peu et que l’ouvrage reste une entrée parfaite et foisonnante dans son monde. Le livre, traduit par René de Ceccatty, a été réédité et largement complété en 2022 pour les éditions Manifeste. Passion et idéologie, l’autre volume de critiques et d’essais littéraires publié de son vivant par Pasolini, en 1960, n’a jamais été traduit en français. L’expérience hérétique (1971, trad. fr. 1976) contient aussi, aux côtés de l’essentiel de la théorie du cinéma de Pasolini, une dizaine d’études sur la littérature et la langue.

« La rue entre dans la maison », Umberto Boccioni (1912) © CC0/WikiCommons

Aujourd’hui, les « Cahiers de Galliffet », la collection italienne créée il y a vingt et un ans par Paolo Grossi sous l’égide de l’Institut culturel italien de Paris, installés dans l’hôtel particulier du même nom, proposent une anthologie tirée de l’immense masse des autres critiques, celles non rassemblées dans ces trois ouvrages et disponibles, depuis 1999, grâce au travail de Walter Siti et Silvia De Laude, dans les deux volumes – près de quatre mille pages au total, dont plus de mille deux cents hors des trois ouvrages cités – des Saggi sulla letteratura e sull’arte (« Essais sur la littérature et l’art ») au sein des œuvres complètes (Tutte le opere) dans la collection « Meridiani », une sorte d’équivalent de la Pléiade des éditions Mondadori. Vingt et un auteurs italiens, dont Pasolini lui-même, sont donc à découvrir ou redécouvrir à travers la vision de ce grand critique écrivain : quarante-quatre articles, dont seize concernent sa propre œuvre ; ceux-ci, prenant diverses formes, ne sont pas des autocritiques masochistes, le volume se clôt d’ailleurs sur un genre rarissime : l’auto-recension, avec en l’occurrence l’une des trois écrites dans sa vie, celle du 3 juin 1971 dans Il Giorno pour son recueil Trasumanar e organizzar (« Pasolini recensisce Pasolini », littéralement « Pasolini fait la recension de Pasolini [3] »). L’année 1971 est en fait la plus représentée dans le volume et sa vraie borne finale (un seul article – magnifique –, écrit à l’occasion de la mort d’Aldo Palazzeschi en 1974, dépasse cette limite). Les lecteurs français pourront donc, dans l’année 2025 du cinquantenaire de la disparition de Pasolini, passer directement à la lecture du recueil de poésie en question, Trasumanar e organizzar, qui sera publié en français dans une traduction de Florence Pazzottu (Transhumaner et organiser, éd. Lanskine).

Très bonne, cette idée, pour plusieurs raisons, d’avoir ainsi ajouté Pasolini à d’autres écrivains italiens dans cette édition : parce qu’il est l’un des plus connus ici et que le public français s’y retrouvera, bien sûr, mais surtout parce qu’il écrit toujours sur lui tout en ne se mettant jamais au centre. Ainsi, avec ou sans lui, l’histoire de la littérature qui explique le monde et l’étrange labyrinthe de ses pensées les plus diverses continuent-ils leur chemin, à travers de sombres ou lumineux récits, avec la même constance, le même courage, la même objectivité construite à même le subjectif et la même étrange liberté infinie, de ton et de fond.

Convaincu personnellement depuis longtemps de la profonde unité de l’œuvre et de la psyché de Pasolini, je trouve plus juste la dernière page de la préface des deux directeurs du volume, Manuele Gragnolati et Andrea Agliozzo, lorsqu’ils reconnaissent in extremis « une dimension de continuité dans son écriture », opposée à la « simple évolution linéaire de phases distinctes », plutôt que les pages qui précèdent, quand ils peinent à décrire des phases de sa vie et de son œuvre, infiniment discutables. Je comprends que Gragnolati et Agliozzo aient cherché logiquement à situer leur entreprise par rapport à leur prédécesseur, Cesare Segre, responsable de l’édition italienne, posthume, la plus proche de la leur (Pier Paolo Pasolini, Il portico della morte, Rome, Associazione « Fondo Pasolini », 1988), mais pourquoi citer encore son évolutionnisme désuet et ses jugements biaisés alors que leurs propres choix sont tout à fait justifiés : même la simplicité de l’ordre alphabétique des auteurs est heureuse.

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

La question annexe de cette respectable humilité académique est que, lorsqu’on travaille sur Pasolini, on ne devrait pas respecter autant le professeur Segre, qui s’est totalement discrédité lors d’une polémique grotesque avec l’auteur, en l’insultant de son vivant (pour les italianisants, lire les pages 1319-1336 de la dernière Correspondance de Pasolini en date, et pour les autres relire « La mimésis maudite », un article de Pasolini sur Dante, publié dans son livre L’expérience hérétique, qui met fin à la querelle), avant que Laura Betti ne donne au professeur – absurdement –  le moyen de se venger vingt-deux ans après la mort de Pasolini en lui permettant de préparer et de préfacer la première anthologie posthume de ses critiques dispersées. Son choix des textes, qui n’est que systématique, en vaut un autre, mais, au milieu de résumés plus ou moins fidèles des serpentements théoriques pasoliniens, il y affirme, dans sa présentation, que cet auteur « manquait de méthode », qu’il avait lui-même déclaré – dans un moment d’humilité rhétorique : « Ceci n’est pas le livre d’un critique », que les recensions qu’il avait exclues de son propre recueil de 1960 l’étaient en raison des contradictions flagrantes qu’elles trahissaient, mais qu’on allait les publier quand même, que le Pasolini correct des débuts était devenu un « maître à penser » exhibitionniste, et que son œuvre finissait dans l’égocentrisme et le désespoir.

En résumé, au milieu de louanges convenues, tout l’attirail de la détestation de Pasolini par une partie des intellectuels italiens. Il n’est pas étonnant que Walter Siti, responsable plus tardif des œuvres complètes de Pasolini, chez Mondadori, lui-même précoce contradicteur, quoique travailleur subtil et généreux (voir notre lecture de ses quinze « rounds » ambivalents avec Pasolini), demande à nouveau, en 1999, à Cesare Segre de préfacer les deux volumes des Essais sur la littérature et l’art, où le professeur, à jamais chiffonné, se révèle à peine plus magnanime et se permet même de rappeler « sa » querelle en se donnant le rôle, dit-il sans vergogne, de « deutéragoniste » devant les milliers de pages de textes critiques de celui qu’il devrait plutôt servir et essayer de comprendre. Bref, mieux vaut rendre à César…

« Je voue un culte à Penna et, comme tous les cultes, il fait naître en moi le remords de ne pas être assez fort et fidèle pour le pratiquer dignement. Je dis cela comme si nous deux, Penna et moi, étions morts. » Ainsi est rédigée, avec le feu amoureux de l’amitié et de l’admiration indéfectibles, l’entame du marque-page destiné aux œuvres complètes du poète de Pérouse et de Rome publiées chez Garzanti, la maison de Pasolini, précieux feuillet qui se referme (et s’ouvre à la fois : toujours la tragédie qui finit mais ne commence pas) par la célèbre clausule qui entrevoit, dans la « poésie vécue » de Penna, « ce qui vaut en dehors de toute valeur : la sainteté du néant ». C’est peu de dire que ce texte tout entier condense le rapport de Pasolini à la vie : lui aussi, comme Penna, « dans le silence de ce lieu où l’on ne vit plus », « plutôt que prier, a chanté les formes d’un monde lointain ».

Voyage d’hiver, de Bertolucci : pourquoi ce livre de poèmes a-t-il fait pleurer le critique « trois ou quatre fois en le lisant », alors que, après trois pages de précisions, nous apprenons que « Attilio a tout fait pour qu’on ne pleure pas, ni à son sujet, ni à propos de ce qui le fait pleurer, et il a parfaitement réussi » ? La réponse est dans la clausule, qui permet également de comprendre pourquoi le spectateur de Salò est transpercé par la douleur « trois ou quatre fois » – ou plus – en le voyant : « L’accumulation de matière finit par rendre l’illusion vaine et, en un point quelconque, semblable à un autre précédent et tout aussi beau, s’accomplit l’acte de connaissance de la réalité vécue – bien antérieur à son sens historique, ou bien postérieur à la fin inévitable de ce sens – qui consiste à partager une douleur qui nous est étrangère. »

« Ottieri a destiné son recueil de vers aux autres, alors qu’il aurait dû être un livre destiné à personne, comme le journal d’Anne Frank. S’il avait eu la force d’écrire ce livre qui n’aurait été destiné à personne [je retraduis], il aurait certainement fait un chef-d’œuvre. » Comme Théorème, film et livre, cette critique sur un ami, Ottiero Ottieri, qui fut aussi le beau-frère d’un ami d’enfance, Fabio Mauri, et le mari d’une confidente qu’il aurait pu aimer, Silvana Mauri, décrit avec acuité et générosité les deux ironies de la bourgeoisie, grande et petite : l’ironie envers soi-même, « la bonne ironie », innocente, rationaliste et optimiste, et puis « l’ironie ‘sale’ », celle exercée sur les autres. Un paragraphe décrit même une posture (toute métaphorique : allégorique plutôt) qui rappelle directement le film de 1968 : « C’est précisément au moment où Ottieri, dans son lit, tend désespérément les mains pour attirer l’attention et obtenir l’estime et la bénédiction des puissants (quels qu’ils soient), qu’il reste le plus seul avec, dans le regard, son terrible sourire qui ne s’éteint pas. » Pasolini parle alors, à son sujet, d’un « livre de morale », d’un « écrivain de maximes morales » : encore et toujours, il parle aussi bien de lui-même.

Car il est bien vrai que Pasolini ne se rapproche jamais tant des moralistes français, de La Rochefoucauld à Joubert, que dans ses critiques littéraires pleines de fausses fabulations et de vraies éraflures de réel découvertes dans le miroir sans tain du quotidien. On ne peut tout citer : les admirations, outre Penna, de Bassani, Gadda, Morante, les amis, avec Banti, Bellezza, Moravia, Volponi, Zanzotto, les classiques, Soffici, Ungaretti, Montale, les femmes, Bemporad, Manzini, puis Betocchi, Caproni, et l’amour étonnant pour le discret Palazzeschi, « homme de fumée » qui a su, comme Pasolini dans son exercice tout journalistique de la critique, « se fondre dans le décor en confondant judicieusement son divin balbutiement avec le langage ordinaire ». Ce Pasolini-là, admirateur de Pascal, était un clinicien qui se penchait, en consultant sans relâche narrations et poèmes, sur les maladies de l’âme et du monde plus que sur celles de la littérature. Avec son activité de clinicien des lettres (« clinique » est issu du grec klinè, « le lit »), revient, de l’autre côté de la compassion envers les malades, l’image de l’homme au sourire triste déjà évoqué, qui tend les mains depuis son lit, image tirée de La pensée perverse d’Ottiero Ottieri et de Théorème à la fois. Ce lit n’en est pas moins un avatar de celui d’un autre des premiers modèles littéraires pasoliniens, maladif mais infiniment productif : le lit de Marcel Proust. Il ne peut exister d’anthologie des critiques de Pasolini sur les écrivains français car, à la lettre, on n’en trouverait pas dix dans son œuvre, mais celle-ci est hantée par leur esprit critique ; leur hantologie, comme disait Derrida de Marx, serait donc imaginable.

Ce texte est dédié, afin de pleurer sa disparition, à Nadia Vonderheyden, pour qui j’avais retraduit Pylade.

[1] Roberto Longhi, dans le discret panégyrique que Pasolini lui a consacré en 1970, « Qu’est-ce qu’un maître ? », y est ainsi décrit : « Longhi était plus homme que professeur (c’est-à-dire maître) : il était tout de suite ce qu’il était. Longhi était nu comme une épée hors du fourreau. Il parlait comme personne ne parlait » (Écrits sur la peinture, éditons Carré, 1997).

[2] Prologue de Bête de style (Actes Sud, 1977), Sophocle parle : « Vous suivrez comme vous le pourrez les péripéties un peu indécentes / de cette tragédie qui finit mais ne commence pas – / jusqu’au moment où reviendra mon spectre. / Alors les choses changeront. » Premiers mots de Pétrole : « Ce roman ne commence pas. » Pasolini est marqué par Joyce : commencer, c’est toujours récrire « Fin » entre « ego » et « nego » : Finnegans Wake.

[3] Les deux autres recensions de Pasolini par lui-même (auxquelles il faudrait ajouter les quelques lignes sur sa poésie en frioulan dans son anthologie de la poésie dialectale italienne de 1952) concernèrent sa pièce Calderon : elle fut publiée dans Tempo le 18 novembre 1973 et se lit dans Descriptions de descriptions, et son film Salò, dont l’« Auto-interview » est sortie dans le Corriere della sera du 25 mars 1975 et fut traduite dans le dossier de presse français du film, reproduit en fac-simile dans un coffret DVD du film édité par Carlotta (2002 et 2009).