Europe Revue Littéraire, n. 1069, mai 2018

 

Nella NOBILI : Poèmes. Édition bilingue dirigée par MarieJosé Tramuta (Cahiers de l’hôtel de
Galliffet, Institut culturel italien, 73 rue de Grenelle, 75007 Paris, 16 ).

Voilà, c’était couru, sans espoir. Allez savoir pourquoi. Nella Nobili ne dit rien, presque
rien. La poésie propitiatoire n’est pas son genre. Elle aime, elle souffre. Elle travaille, elle écrit.
Éperdument, atrocement. Le destin est duel. Ça durera ce que ça durera. Jusqu’à l’épuisement.
Pour mesurer la cadence effrénée de cette course à l’abîme, je donne in extenso ce poème extrait
du recueil Hanna qui date de la fin des années 1940 et qu’il faut lire comme un digest
biographique. Nella a un peu plus de vingt ans :


Dans cette clarté des cieux si je pouvais m’apaiser

          Et de ta fièvre brûler dans ma fièvre

          Comme en un lac de lumière très pure descendre

          Le long des grèves bruire, bruire en pleurant

          Frissonner dans l’eau sereine, terrible, simple

          Appeler, appeler d’une voix de coquillage éclos

          Une ombre lointaine qui meurt et qui naît continûment

          Pleurer sur ton cœur comme sur une autre rive

          Atteinte à peine, à peine touchée et perdue

          Perdue, perdue, à jamais perdue

          À jamais…


Ralentissons à présent cette chute de météorite.
Évoquer en quelques lignes la vie de la
Nobili n’est pas chose simple, aujourd’hui comme jadis, tant le monde de la culture reste entre les
mains de la société bourgeoise, toujours prompte à s’émoustiller lorsqu’un(e) « déclassé(e) »
rejoint ses rangs. Nella Nobili naît donc le 6 janvier 1926 à Bologne. Sa mère est couturière, son
père maçon. À 12 ans elle entre à l’usine, à 14 elle devient soffiatrice (souffleuse de verre) à raison
de 12 heures de travail par jour. La tâche est d’autant plus épuisante que la jeune fille, dans ses
rares moments de repos, se met à lire puis à apprendre l’anglais et l’allemand. Elle écrit alors ses
premiers poèmes, rencontre les personnalités en vue du microcosme bolognais, notamment le
peintre Giorgio Morandi qui l’entoure d’une amitié paternelle sincère. Le 28 juillet un article
élogieux de Giuseppe Galassi paru dans le Giornale della sera transforme Nella en phénomène de
foire : poétesseouvrièreprolétarienne ! « À quoi bon écrire puisque c’est entendu d’avance ? »,
confieratelle plus tard, rageusement. Et d’ajouter : « L’écriture est souffrance, déperdition,
suicide. »

Au début des années 1950 elle s’installe à Paris puis à Cachan et décide d’écrire en
français. Elle prend des cours de peinture avec Gino Severini et crée une petite entreprise
d’artisanat d’art qui lui permet de (sur)vivre. Trente ans après son premier recueil, Poesie, elle
publie aux éditions Caractères (à compte d’auteur) son chefd’œuvre, La Jeune fille à l’usine, dans
l’indifférence quasi générale. Elle met fin à ses jours le 18 juillet 1985. (D’après la postface
d’Antoine Letournel, « Nella Nobili ou le souffle poétique », qui clôt le volume publié par les
Cahiers de l’hôtel de Gallifet, dirigés par Paolo Grossi.)

Cette édition bilingue présente, sous la conduite experte de MarieJosé Tramuta, un
florilège de l’œuvre poétique d’une créatrice qui entendait « pénétrer le vrai, s’en remettre au sens
le plus concret / avec les moyens les plus concrets. » Les six sections qui nous sont données à lire
reflètent ce travail précis, physique sur la langue. Sur les deux langues, puisque Nella Nobili
n’hésite pas à traduire ou à réécrire en français ses poèmes afin de les ajuster à sa
vérité. « L’amour et la souffrance affinent », notetelle dans le poème liminaire de Hanna.
Jusqu’à jouer le sort de chaque mot sur le fil du rasoir.

L’anthologie s’ouvre donc sur Poesie, un ensemble constitué en bonne partie de poèmes
passionnés au lyrisme désespéré qu’elle adresse à Rossana ou qui évoquent l’indifférence de
l’Ange « qui [la] laissa dans le tour de la terre / Sans mémoire d’[elle]. » Le deuxième recueil,
Hanna, est consacré à celle que Nella appelle la « Sœur patiente », véritable double sublimé de la
poétesse et « Créature de tout âge particulièrement tourmenté et malheureux ». La Victoire de
Samothrace, suite composée à partir de 1950, rassemble des textes plus longs et saccadés que la
Nobili traduira en français en 1964 avec des variantes notables comme dans Soldat perdu, frère
sans rémission du Dormeur du val, « Rayé de la liste des vivants / Rayé de la liste des morts /
Porté disparu. » Le saisissant et lapidaire poème L’homme est seul referme cette douloureuse
méditation sur l’« art » d’accumuler les défaites. La Jeune fille à l’usine (quatrième recueil de ce
florilège) repris en français en 1978, constitue la version achevée du fameux volume de 1948 qui
« révéla » Nella au public. Curieusement, le lecteur peut dénicher dans cet ensemble
« prometteur », au sens nobilien du terme, parmi de sombres évocations de son enfance, un poème
apaisé dédié à la ville de Bologne dans lequel je retrouve et ce n’est pas un hasard les
inflexions vaporeuses d’un Dino Campana déambulant dans la capitale romagnole. La solitude
(toujours), l’indifférence, mais aussi la compassion envers les plus démunis sont le leitmotiv de La
Ville, séquence composée en italien entre 1950 et 1964, et qui présente Paris sous un jour noir.
Comment enfin quitter Nella Nobili sans trembler de rage sur ces Douze poèmes de deuil, écrits à
la main et publiés tels quels par Nane Stern en 1980 ? J’ignore s’il y a une réponse tranchée à la
question que pose notre ardente tourmentée, dans le huitième chant de cette litanie : « Estce
nécessaire / de vivre d’écrire de rêver / d’œuvrer ? »

Sacré dilemme ! Campana vient à mon secours inutile de traduire , la poésie est un
besoin vital, plus fort que la vie : « Per l’amor dei poeti / Principessa dei sogni segreti / Nell’ali dei
vivi pensieri ripeti ripeti / Principessa i tuoi canti. »


Jean
Louis JACQUIERROUX